Harcèlement, injures, agressions La France face à la violence

Samedi 31 août 1974. Jean Lecanuet, garde des Sceaux et maire de Rouen, revenu dans sa ville, arpente la rue de la République. Il est sidéré. Devant un décor de guerre, la gorge nouée, il improvise quelques mots sur « l’escalade de la violence ». La capitale normande avait organisé la veille un bal populaire célébrant le trentième anniversaire de sa libération. Monsieur le maire visite les commerçants, traumatisés. On parle de dizaines de jeunes – ou de centaines, on ne sait pas, on ne sait plus. Énervés et alcoolisés.

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« Je trouve lamentable, continue le maire, qu’un bal donné en l’honneur de la liberté et offert par les résistants et les déportés se trouve ainsi dénaturé. La violence est inexcusable et est encore plus intolérable dans une fête de cette nature. Les responsables de ces actes de vandalisme devront être poursuivis. L’ordre et la liberté doivent être maintenus. »

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« Le Monde » daté du lundi 2 septembre relate les événements : « Les abords de l’hôtel de ville offraient, samedi à l’aube, l’aspect d’une place dévastée durant la nuit par une violente tornade : poteaux de signalisation arrachés, parcomètres tordus, vitrines brisées, kiosques à journaux renversés. Tout a été déclenché, semble-t-il, par une bagarre classique entre deux bandes rivales qui a éclaté un peu avant minuit. L’intervention des forces de l’ordre engendrait alors un autre scénario, tout aussi classique. Les jeunes gens, oubliant leurs querelles, s’unissaient contre les policiers. L’affrontement allait être violent : jets de pierres d’un côté, matraques et grenades lacrymogènes de l’autre. Le calme n’était rétabli qu’après 1 heure du matin. Quelques manifestants, dont on ignore le nombre exact, ont été blessés. Vingt-six arrestations, dont la moitié concernant des mineurs, ont été opérées. »

Dans cette société à bout de forces, de souffle, de nerfs, à bout de tout, le moindre incident est prétexte à l’invective

D’accord. La violence a toujours été là. Même dans la France giscardienne. Mais elle a changé. Elle ne se ressemble plus. On ne la reconnaît pas. Prétendre qu’on ne la rencontrait nulle part en 1974 serait faux ; affirmer qu’on la subit partout en 2022 est vrai. La violence n’est plus une exaction qui se détache de cette toile de fond qu’est la paix civile. La violence est devenue cette toile de fond. Elle est à présent le décor de nos vies, elle forme le paysage de notre existence. Elle ne fait pas partie de notre quotidien : c’est notre quotidien qui désormais en fait partie.

Ce pays – la France – gorgé de richesses intellectuelles, culturelles, économiques, s’est métamorphosé en cage d’escalier aux dimensions monstrueuses. Cette violence à la française ne relève pas de ces violences franches et nettes, arrimées à la faim, la famine, la misère, la dictature, la guerre comme on en dénombre trop de par le monde (Brésil, Afghanistan, Yémen, Syrie, etc.). Il ne s’agit là nullement d’une « question de vie ou de mort », mais d’une violence gratuite, lâche, hors-sol et comme tombée du ciel – elle a fait en réalité son terreau sur des incivilités comme on n’en rencontre nulle part ailleurs ; une agressivité dorénavant plus représentative de « chez nous » que le Moulin-Rouge, la baguette et nos fromages.

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La violence à la française est la continuation de la dépression par d’autres moyens, l’incessante manifestation d’un malaise qui sourd depuis longtemps et qui, abandonnée à sa logique et freinée par nulle autorité – ce qu’elle a fini par comprendre – est en train de s’installer comme une modalité naturelle de la francité. L’écosystème des Français n’est plus la paix, mais l’affrontement. Ce chaos de chaque instant, et de chaque ville, de chaque quartier, de chaque rue, est dû – entre autres – à la pollution du réel par le virtuel. Il y a désormais deux réalités parallèles, presque aussi légitimes l’une que l’autre : la réalité de l’existence et la réalité des ordinateurs. Hélas, les provocations déclenchées sur la seconde trouvent leurs conclusions, souvent catastrophiques et parfois macabres, dans la première.

Maëva Frossard, alias « MavaChou », 32 ans, mère de quatre enfants, s’est suicidée trois jours avant Noël : elle était « youtubeuse », ce qui n’est ni un métier, ni une fonction, ni un statut, mais le simple intitulé de ceux qui cherchent à tout prix à exister, pour le meilleur et pour le pire, dans cette société qui les écrase. Maëva avait soulevé contre elle une campagne d’unanime détestation – possiblement orchestrée par son ex-mari, Adrien Czajczynski, gourou de sa communauté d’« internautes » –, sans, évidemment que les plateformes concernées interviennent ni ne s’en émeuvent. Pendant des années, le couple partage le moindre épisode de son intimité conjugale avec des anonymes via des vidéos (sorties, grossesses, bulletins de notes, courses). Des sponsors sont trouvés. Mieux qu’une série sur Netflix. Lorsque le couple explose, les commentaires deviennent malveillants ; on s’immisce dans ce cosmos privé devenu graduellement public. Chaque abonné se croit autorisé à juger ce à quoi, « accro », il assiste. Surtout, ce qui commence sur l’écran se poursuit dans la rue : des inconnus sont venus chez Maëva, ont filmé sa maison, ont traqué ses allées et venues.

Le cyber-harcèlement n’a rien de cyber ; même dématérialisée, c’est bien une meute de chiens enragés qui pénètre chez vous

Harcèlement, injures, agressions La France face à la violence

« Célébrité pour tous » : voilà ce que promet et permet Internet à des hommes, des femmes qui n’ont pas les moyens psychologiques d’assumer les conséquences de cette (fausse) lumière – la célébrité est l’aristocratie d’aujourd’hui. Tel ou telle qui se met à « exister », à sortir de la masse, voit immédiatement bourdonner autour de soi un essaim de guêpes furieuses, prêtes à piquer. On appelle « haine en ligne » la violence aveugle, instantanée, panurgique et détraquée, exponentielle et folle qui s’abat sur une proie dont l’abstraction pseudonymique dissimule une personne de chair et d’os qui, dépassée par le déluge d’intimidations qu’elle a déclenché seule, prend peur, panique et se détraque. Le « cyberharcèlement », mot idiot pour un concept atroce, n’a finalement rien de « cyber » ; même dématérialisée, c’est bien une meute de chiens enragés qui pénètre dans le salon, la chambre, le bureau. On s’est acharné sur MavaChou, mais c’est Maëva qu’on a retrouvée morte.

Dans cette France à bout de forces, de souffle, de nerfs, à bout de tout, le moindre incident est prétexte à l’invective ; la plus insignifiante contrariété se traduit par une menace physique, quand ce n’est pas de mort. Les laboratoires médicaux, exposés à la crise sanitaire, se font doublement immoler : à bâbord, par les patients mécontents, dont l’angoisse se traduit par les insultes envers les secrétaires de guichet ; à tribord, par les « antivax », qui, poing brandi, traitent le personnel de « collabos ». Car oui, autre spécialité hexagonale : pas de sédition sans point Godwin, pas d’éructation sans miasmes vichyssois – que cela soit pour s’en inspirer ou pour en souiller sa victime.Les Français aiment la France. Mais les Français exècrent les Français. À l’étranger, la France leur manque, mais dès qu’ils croisent un compatriote, ils se renfrognent, la mine dégoûtée, prêts à l’incartade.

Dans la France de 2022, l’officine la plus inoffensive réclame son vigile – comme jadis à l’entrée des concerts et des boîtes de nuit. Nous sommes entrés à notre insu dans l’ère des « agents de sécurité ». Nous avions connu les agents de police et les gardiens et de la paix – ils étaient officiels, étatiques et répertoriés. Les « agents de sécurité », sortis de nulle part, sont la réponse immunitaire du corps social à ses peurs irrationnelles que ne savent plus endiguer nos institutions. Nombre de pharmaciens, déjà épuisés par les tests antigéniques qu’ils pratiquent et les autotests qu’ils fournissent, se voient contraints de placarder sur leur vitrine des rappels à la loi (mais une loi n’est-elle pas dissuasive qu’à la seule condition que la peine qu’elle contient ne reste pas dans les vaporeux contours de la théorie ?), précisant l’amende et la peine punissant les éventuels outrages. Une pharmacienne témoigne : elle s’enferme plusieurs fois par jour dans les toilettes pour pleurer. Chez les patients, autoproclamés clients rois : compassion zéro, exigences illimitées.

Douce France : pays gâché par des enfants gâtés, où tout menace perpétuellement de dégénérer. Rien ne va jamais ; rien n’est jamais suffisamment rapide. Douce France – demandez aux étrangers – en burn-out permanent. Sous pression. Paris, Lyon, Nantes, Rennes sont des Cocotte-Minute. Chaque dysfonctionnement autrefois véniel est une bombe à retardement.

Toute parole, tout écrit, tout propos, tout avis, toute opinion, toute réflexion, toute pensée, toute prise de position qui ne plaît pas est aussitôt sanctionnée, meute « internautique » aidant, par la promesse de châtiments expéditifs. Dans ce marigot du ressentiment national, tout exige sans cesse réparation ; tout est vu comme une provocation, tout est perçu comme une attaque, tout est lu par l’insupportable prisme du « manque de respect ». Aucune nuance n’est possible : on transforme tout en propos définitif, en phrase comminatoire. Le contexte ? Quel contexte ? Il faut s’expliquer, s’excuser, faire amende honorable, demander pardon à genoux à des gens qu’on ne connaît pas. Sinon…

La sacro-sainte notion de « respect » est tellement brandie qu’elle ne signifie plus rien. Les non-vaccinés ignorent le civisme, leurs contempteurs ignorent la mesure. Alors c’est l’algarade, l’injure, les poings, parfois la lame. Dans cette France devenue immature même le crachat déborde du terrain de la petite enfance ; ce moyen d’expression, par lequel hélas est résumé le mépris que chacun porte à chacun. Le 10 janvier, un voyageur refusant de porter le masque, et outragé au prétexte qu’on lui rappelait la règle en usage sur le territoire, a projeté son liquide buccal contre le visage du contrôleur. « Dis à ta famille qu’ils ne te verront plus » fut la phrase – d’une désolante banalité par les temps qui courent – par laquelle l’accrochage fut conclu. L’attentat à la salive est un grand classique de la France covidienne. Évidemment, l’auteur, plutôt que de purger une peine digne de ce nom, se balade en cette heure chez lui, un bracelet électronique au pied. Il y a un Dieu pour les cracheurs, sans aucun doute.

J’avoue n’avoir rien compris à la « polémique » (mot plus souvent prononcé que « bonjour », « merci » et « s’il vous plaît ») Camille-Mbappé la première fois que j’ai découvert son compte rendu dans la presse. Ou plutôt si : ayant compris une première fois ce qu’il avait lu, mon cerveau s’est persuadé que ce n’était pas possible. Mais c’était bien ça. « L’affaire ? » : une petite fille de 8 ans, frappée d’une grave maladie congénitale, s’est vue lynchée sur les réseaux sociaux parce qu’elle implorait Mbappé de rester au PSG : « Petite, tu vas te manger une droite ! » ; « Il n’en a rien à foutre de toi Camille. Je te jure il s’en branle. » Ne croyons pas que Twitter a le mérite de mettre en lumière ce que les gens pensaient jadis et qui, désormais, serait visible. C’est la visibilité, justement, qui crée de toutes pièces ces pulsions nouvelles : jadis, on eût souri, ri aux analyses footballistiques d’une fillette ; aujourd’hui, derrière un écran, des individus de 20, 30, 40, 50 ans tapent sur leur clavier qu’ils souhaitent sa mort.

Mais tout cela n’est rien. Nous n’en sommes pour l’instant qu’au royaume de l’incivilité XXL. Le meilleur reste à venir : la violence gratuite, les exactions ludiques, la barbarie passe-temps. Le plus souvent filmées, sinon ce n’est pas drôle. Ali, 67 ans, épaule cassée et visage tuméfié, a été traîné – sans autre raison que d’avoir gentiment accepté d’offrir une cigarette – par une voiture aux passagers hilares. Ses déchirantes supplications, chacun le constatera sur la vidéo virale (ce sont ces vidéos qui font aujourd’hui office de cinéma et de divertissement) n’ont pas déclenché chez ses tortionnaires une once d’empathie ; quant aux remords, ne comptons pas trop dessus : ce que risque la victime, c’est d’être victime à nouveau, victime au carré – s’il prend au molesté l’outrecuidance de faire valoir ses droits.Là-dedans, aucun règlement de comptes, pas la moindre trace d’affront à laver, ou de loi du Talion de HLM : seulement de la jouissance du mal pour le mal. De la bestialité fun. De l’inhumanité rigolote. De l’abjection tordante. Les coupables identifiés, des hordes de vengeurs anonymes ont évidemment prévu de rendre une visite de courtoisie aux familles. Et ainsi de suite. C’est sans fin. Les réseaux sociaux jouent-ils un rôle dans ce primitivisme urbain ? Évidemment : non seulement on passe à l’acte pour filmer, mais, surtout, on filme pour passer à l’acte.

La menace de mort est devenue le tarif syndical au pays du pétage de plombs

Jadis, on assassinait les présidents de la République (Sadi Carnot, Paul Doumer) ; aujourd’hui, la violence s’est démocratisée : le plus modeste des élus, locaux ou nationaux, se voit pris à partie, dénié dans son droit de penser ce qu’il pense, devenant la cible des fous furieux. Stéphane Claireaux, député LREM de Saint-Pierre-et-Miquelon, en a fait la très amère expérience : son soutien au passe vaccinal en a fait un bouc émissaire. D’adversaire politique, il s’est mué en ennemi personnel. Voilà, c’est ça : tout le monde, toute la journée, prend tout personnellement. On ne réfléchit plus en termes de communauté nationale. C’est l’indisposition domestique qui fait loi. Les autorités ne font plus autorité. Les institutions sont démonétisées : on ne veut plus être représenté, on veut venir en personne. Il ne s’agit plus de discuter ; on est là pour casser. « Il faut que ça change ! » m’avait lâché un gilet jaune. « Quoi, exactement ? » avais-je répondu. Réponse fantastique : « Je ne sais pas, moi… Tout. »

En 2021, près de 2 000 élus ont ainsi été molestés, outragés, vilipendés. La menace de mort est devenue le tarif syndical au pays du pétage de plombs : pour un contrôle perçu comme superflu, une décision interprétée comme intolérable, un arbitrage considéré comme injuste, on dégaine le spectre de la décapitation, de l’immolation, que sais-je encore. On fait justice soi-même. À force de se croire tout permis, on se pense tout-puissant. Le brave Jean Lecanuet est mort depuis longtemps. Sa France n’est plus la nôtre, notre France n’est plus la sienne. Les Français ne se supportent plus ni intellectuellement, ni socialement, ni physiquement. De l’école aux Ehpad, ils ne se « foutent plus sur la gueule », en mauvais coucheurs, ainsi que dans les seventies : ils s’entre-tuent comme des bêtes. Comment réformer ce gigantesque tas de boue ? Ne rien faire relève de la non-assistance à peuple en danger. Car ce n’est plus une population qui souffre, mais un peuple qui meurt.

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