Enquête : la morphopsychologie, cette pseudo-science qui fait des dégâts jusque dans les cabinets de recrutement

Pseudo-science au passé trouble, la morphopsychologie prétend décoder les traits de votre visage afin de tout connaître de votre personnalité ou de votre passé. Elle fait des adeptes jusque dans les cabinets de recrutement... et chez pas mal de charlatans.Enquête : la morphopsychologie, cette pseudo-science qui fait des dégâts jusque dans les cabinets de recrutement Enquête : la morphopsychologie, cette pseudo-science qui fait des dégâts jusque dans les cabinets de recrutement

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Chemise blanche, sourire étincelant, Frédéric* me reçoit dans ce qui ressemble à s’y méprendre au cabinet d’un médecin. Sur sa table d’examen, il m’ausculte d’un air professionnel, poussant le vice jusqu’à dégainer un stéthoscope et un brassard de tension. Pourtant, il n’a absolument aucune formation médicale. Il sort ensuite une règle et se met à mesurer la distance entre mon nez et ma bouche, puis la taille de mon menton. Il me scrute dans les moindres détails, griffonnant frénétiquement sur son petit calepin. L’implantation de mes cheveux, la symétrie de mes pommettes, la forme de mes oreilles, tout y passe. Avec un rapporteur d’écolier en plastique, il calcule même l’angle d’inclinaison de mes sourcils. Enfin, il me demande de mordre dans un morceau de pâte à modeler pour avoir l’empreinte de mes dents.

Il a sans doute lu ces informations sur mon faux profil Facebook

Frédéric est morphopsychologue, et je le consulte à propos d’un cancer du sein que j’ai inventé. Alors que je m’apprête à aborder avec lui ma chimiothérapie, il m’interrompt d’un geste de la main : "Je sais tout ça !". Sûr de lui, il poursuit : "Je peux aussi te dire que tu fais de la danse, que tu es sagittaire et que tu as perdu un proche récemment. Une grand-mère peut-être". Pourtant, il n’a pas lu ces informations sur mon visage, mais sans doute sur le faux profil Facebook créé à son intention. En réalité, je fais de la boxe, mon signe astrologique est vierge et mamie Jeanine se porte comme un charme.

Selon notre morphopsychologue, ce qui cloche, chez moi, c’est ma bouche. Mon arc de cupidon, c’est à dire le creux de ma lèvre supérieure, est beaucoup trop prononcé. Apparemment, c’est le signe indubitable d’un traumatisme. Il se focalise aussi sur ma fossette gauche légèrement plus creusée que la droite. Afin d’en comprendre les causes, il me questionne sur mon enfance. Je m’invente un père absent souvent parti en voyage d’affaires. Immédiatement, il s’engouffre dans la brèche. Quel est le tout premier souvenir que j’ai de lui ? Est-ce qu’il venait dans ma chambre ? Pourquoi a-t-il quitté la maison ? En moins de 10 minutes le diagnostic tombe : j’ai été violée par mon père et mon cancer est la réponse de mon corps à ce traumatisme. Et évidemment, tout ça se lit dans mes traits.

Une méthode utilisée par le Troisième Reich

Frédéric a tout pour prouver qu’il est quelqu’un de sérieux. Il a un diplôme, un site internet et la science qu’il défend est ancienne. La morphopsychologie est en fait un dérivé de la phrénologie, une pseudo-science née dans les années 1800 qui prétendait pouvoir déterminer la personnalité et le degré d’intelligence d’une personne en observant la forme de son crâne. Cette théorie a notamment servi à légitimer l’esclavage, certains arguant que le crâne des personnes noires était semblable à celui des animaux. Pendant le Troisième Reich, la méthode est utilisée par le régime nazi pour identifier les juifs, soi-disant reconnaissables à leur nez crochu. A cette époque, on parle de physiognomonie.

Le terme morphopsychologie n’apparait qu’en 1937, inventé par le psychiatre Louis Corman qui souhaite s’émanciper de la réputation sulfureuse de la physiognomonie en développant sa propre méthode. Dans les faits, seul le nom change, les deux théories restant rigoureusement identiques. Pour étayer ce qu’il présente comme une nouvelle science, le Dr. Corman s’appuie sur ce qu’il nomme la loi universelle de la dilatation-rétraction : selon lui, tout organisme vivant dans des conditions épanouissantes a tendance à voir ses traits physiques se dilater. Au contraire, les personnes évoluant dans un milieu défavorable auraient les organes plus petits et rétractés. Une théorie qui reste non validée scientifiquement et décriée par la plupart des biologistes.

Un outil complémentaire au CV pour les recruteurs

Enquête : la morphopsychologie, cette pseudo-science qui fait des dégâts jusque dans les cabinets de recrutement

Aujourd’hui, la morphopsychologie peut être utilisée pour tout. Certains se forment pour mieux communiquer, comprendre leurs interlocuteurs ou simplement mieux se connaître, comme avec n’importe quelle technique de développement personnel. Pour d’autres, ce sera un business, qui ne fait du mal qu’au portefeuille tant qu’il n’éloigne pas de la médecine classique.

Isabelle*, conseillère d’orientation dans un lycée de la région parisienne, s’est formée quant à elle pour aider ses étudiants : "Je considère la morphopsychologie comme un atout professionnel supplémentaire afin de mieux guider mes élèves. En plus des traditionnels questionnaires d’orientation, je m’appuie sur leurs caractéristiques physiques pour décrypter leur personnalité et leur proposer des formations plus épanouissantes".

Chez les recruteurs aussi, la méthode fait des adeptes. A Paris, un cabinet spécialisé dans les ressources humaines forme même systématiquement son personnel à cette pratique. Katia en fait partie. Directrice RH, elle a été placée en tant que consultante dans un grand groupe de cosmétique et elle utilise systématiquement cette technique dans son processus de recrutement : "Je vois ça comme un outil complémentaire au CV. Quand je reçois une personne en entretien, je fais son analyse morphopsychologique, cela me permet d’en apprendre plus sur elle et sa personnalité". Grâce à cette méthode, Katia est persuadée de pouvoir trouver de meilleurs collaborateurs. "Je vais par exemple éviter de recruter des gens ayant des petits yeux tombants car ils sont souvent manipulateurs et mesquins. Au contraire, une personne avec une bouche charnue va m’inspirer confiance." En 2021, il est donc possible de se voir refuser un poste parce qu’on a les joues trop creusées.

Par ici la monnaie

C’est parce qu’elle était fragilisée par le décès de son père que Brigitte, 61 ans, est tombée dans le panneau. En moins de six mois, un morphopsychologue a réussi à lui extorquer plus de 4000 euros en lui faisant croire que ses migraines récurrentes étaient causées par le lien toxique qu’elle entretenait avec son frère. "D’après lui, c’était un pervers narcissique qui essayait de me manipuler pour récupérer l’héritage". Tout cela, il l’a compris rien qu’en regardant le visage de Brigitte. "J’ai tendance à beaucoup cligner des yeux à cause de mes migraines. Il a interprété ça comme une menace venant de l’intérieur, c’est-à-dire de mon cercle familial. Comme ma paupière gauche est naturellement plus tombante, il a associé cela à mon frère."

Peu à peu, Brigitte se coupe de sa famille et n’a d’yeux que pour son gourou. Après le diagnostic, il lui impose des jeûnes, des séances de chamanisme et même du spiritisme pour parler avec son père décédé. Au fil des mois, il se fait de plus en plus pressant et réclame toujours plus d’argent, 150 € par consultation. Étranglée financièrement, Brigitte veut tout arrêter. Il devient alors agressif et la menace : "J’ai été obligée de changer de numéro de téléphone, il n’arrêtait pas de me harceler. Il disait qu’il pouvait encore me sauver".

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Frédéric, mon morphopsychologue, ne travaille pas non plus pour la gloire. En plus de facturer 100 € la séance, il tente de me convaincre de la nécessité de purifier mon âme... et mon appartement. Voilà donc que deux "bioénergéticiens quantiques" débarquent dans mon salon, bâtons de sauge à la main, afin de chasser les énergies négatives.

Au programme des réjouissances : fumigations, incantations et cristaux magiques. Le clou du spectacle ? Lorsqu’ils utilisent mon balai pour pousser les mauvais esprits par la fenêtre. Via des appositions des mains, ils me connectent ensuite à mon double quantique pour, je cite, réencoder mes informations dissonantes et les accorder au champ vibratoire de l’univers afin de faire disparaître mes cellules cancéreuses. Et tout cela pour la modique somme de 60 euros. Heureusement qu’ils me font profiter de leur "tarif étudiant".

Un diplôme "officiel" et beaucoup de flou

Didier Pachoud est président du GEMPPI (Groupe d’Etude des Mouvements de Pensée en vue de la Protection de l’Individu), une association qui lutte contre les faux thérapeutes et aide les victimes de manipulation mentale. Pour lui, la morphopsychologie flirte avec la dérive sectaire. "Il ne s’agit pas seulement d’escroquerie, on est dans la définition même de la secte. C’est un réseau organisé dans le but non seulement de vous extorquer de l’argent mais en plus de vous embrigader."

Mais si l’Etat français ne reconnait aucun diplôme officiel (tout le monde peut se décréter morphopsychologue), la discipline, pourtant, a son temple avec pignon sur rue : la Société française de morphopsychologie (SFM), qui s’est autoproclamée comme étant la seule institution "habilitée" à décerner le diplôme, après 120 heures de formation. Janine Maréchalle, responsable de l’enseignement, m’assure de leur plus grand sérieux : "Nos élèves suivent un cursus très rigoureux. En plus des cours théoriques, ils s’exercent sur de nombreux cas pratiques. Ils sont encadrés par des professeurs agréés et doivent passer un examen qui certifie leurs compétences avant de pouvoir exercer".

Parmi les apprentis : commerciaux, avocats, responsables RH…

Chaque année, la SFM accueille 30 nouveaux apprentis aux profils variés. "Il y a des naturopathes, des commerciaux, des avocats, des responsables RH. Certains souhaitent se reconvertir pour devenir morphopsychologues à plein temps. D’autres comptent utiliser ces nouvelles compétences sans changer d’emploi."

La morphopsychologie enseignée à la SFM se base toujours sur la doctrine de 1937. Pour Janine Maréchale,"les fondamentaux mis en évidence par le Dr. Corman restent toujours valables. Si ces lois n’ont pas été démontrées sur le plan scientifique, c’est tout simplement parce que personne n’a jamais voulu financer de telles études." Interrogée sur le cas de Frédéric, elle s’insurge : "Lui, c’est un charlatan qui s’est autodésigné morphopsychologue. Ce qu’il fait n’a rien à voir avec nous. Bien sûr qu’on ne peut pas diagnostiquer et traiter un cancer grâce à la morphopsychologie ! "

Pourtant, Frédéric est bien diplômé de la SFM. Et si l’institution se réserve le droit de radier les membres qui ne respectent pas les règles déontologiques, dans les faits, cela n’est jamais arrivé. C’est donc toujours diplômé que Frédéric continue de m’envoyer des dizaines de messages par semaine depuis la fin de mon enquête. Apparemment, il n’a toujours pas réussi à lire sur mon visage que j’étais journaliste.

* Ces prénoms ont été modifiés.

Article publié dans le magazine NEON en juin-juillet 2021

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