« En fait, c’est simple, le Liban a les pires dirigeants du monde »

La vidéo a été prise avec un téléphone de fortune. L’image est à ce point pixélisée qu’on dirait qu’elle nous provient de loin. D’un vieux monde, d’une époque révolue. Le son est brouillé, et l’on a du mal à discerner ce que l’homme essaye de dire. Mais l’on comprend qu’il pleure, qu’il est dans l’une de ces détresses qui s’entend et se voit, sans même besoin de son ou d’images. Le drame se lit partout sur son visage froissé et ses yeux éteints, partout sur son corps bossu, cabossé, et ses mains vides qu’il confie au ciel en les retournant. La vidéo n’a pourtant pas envoyé de si loin ou depuis si longtemps que ça. La scène filmée a eu lieu à Bab el-Tebbané, à Tripoli, mercredi dernier. « Regardez ça, le monde ! Il n’y a ni courant électrique, ni courant provenant du générateur. Ma fille va me filer d’entre les mains, je fais quoi moi ? Je casse tout autour de moi ? Regardez, le monde ! La machine à oxygène de ma fille ne marche plus et elle va étouffer. J’ai cherché partout de l’électricité, un générateur de courant pour la machine, mais il n’y a rien. Ma fille, elle ne respire plus. Et on va tous exploser », dit l’homme en marcel difforme, l’enfant et son masque à oxygène sur un bras, l’appareil respiratoire sur l’autre.

C’est encore le Liban ?

Charlotte arrive devant le café où l’on s’est donné rendez-vous, pile au moment où je visionne ces images de l’homme à Tripoli. Elle revient d’une manifestation féministe, place de la République, et s’assure de bien ranger son vélib’ parallèlement aux autres vélos qui sont soigneusement garés sur le trottoir. Dans mon dos, je reçois les conversations légères des gens assis autour, entrecoupées par le tintement des couverts et le grondement des serveurs. Le résultat des élections régionales qui les fait pester, les performances « médiocres » d’Anne Hidalgo qui veut rendre piétonnier tout un secteur du centre de Paris – ça les fait grogner aussi – le passeport vaccinal et la contrainte d’un PCR pour partir en vacances, «pft» à nouveau, puis le temps qu’il fait et la disqualification de la France à l’Euro. Pft. Vous imaginez bien qu’il s’agisse d’un café à Paris où il faisait bon d’être déconfiné en cet après-midi d’été. Sauf que sur mon écran, la vidéo du père qui pleure à Tripoli, de l’enfant affublée de cette machine à oxygène vidée d’oxygène, continue de tourner en boucle.

Dans la même rubrique

J’écris pour les larmes de monsieur Jean

À la vue de ma mine visiblement défaite, Charlotte me dit comme ça : « Qu’est-ce qui ne va pas ? C’est encore le Liban ? » « Oui, encore le Liban. » Dans une volonté d’expliquer à Charlotte qu’à chaque fois qu’on pense avoir touché le fond du gouffre, on se retrouve en train de s’enfoncer davantage, je lui ai montré la vidéo de Tripoli. Charlotte a pleuré, en m’avouant toutefois qu’elle n’avait pas compris toute cette histoire alambiquée de courant électrique et de générateur. Pour elle qui a vécu toute sa vie en France, l’idée que l’électricité puisse se couper lui semble comme une irréalité, pensez-vous bien. Pendant ce temps, à côté de nous, des gens vivent et parlent d’une vie que nous avons un jour connue, des enfants qui courent dans le parc, des parents qui les regardent grandir et en tout cas quelque chose qui ressemble à la normalité la plus banale, mais de laquelle nous avons été privés. Toute retournée après avoir vu ces images d’une violence sans nom, Charlotte m’a demandé que je lui explique « ce qui se passe au Liban », mais en vrai, ce qui se cache derrière ces chiffres, dans les coulisses de ce que rabâchent les infos. Mais comment dire un pays qui s’effondre et disparaît ? Par où commencer l’histoire d’une fin ? Quels mots pour raconter l’irracontable ? Et surtout, quels termes qui soient à la hauteur de cette absurdité dans laquelle nous avons été jetés ?

« En fait, c’est simple, le Liban a les pires dirigeants du monde »

Volés et tués

Car tout le long de la description qui a suivi, il fallait voir les yeux de Charlotte, écarquillés et médusés, qui avait l’air de regarder une série B de science-fiction. Pourtant, tout ce que je lui racontais, ce sont des choses que nous trouvons presque banales, de notre côté du monde. Au Liban, les gens se sont appauvris du jour au lendemain parce que leurs banques, censées veiller sur leurs économies, le fruit du travail d’une vie, ont préféré la paresse de prêter cet argent à une Banque centrale, supposément garante d’une stabilité économique, mais qui à son tour a choisi délibérément de prêter ces dépôts à un État voleur et corrompu, en contrepartie d’intérêts faramineux. « C’est donc un vrai schéma de Ponzi, mais qui bat Madoff, quoi ». Absolument Charlotte, et le pire, c’est que tout ce capital a disparu. « C’est-à-dire qu’il n’y a plus d’argent du tout ? » Plus rien. Au Liban, Charlotte, les gens qui n’ont pas eu le privilège de partir ne font plus que des queues, leur quotidien se résume à ça, se mettre en rang et attendre, en regardant le monde qui leur tombe sur la tête. Ils font la file pour réclamer leur propre argent, ces pécules qu’ils se sont démenés pour rassembler, sou par sou, parce qu’ils savaient qu’une fois vieillis, personne ne les regardera. « Oui, leur propre argent, Charlotte, tu m’as bien entendu. » Ces gens-là, avant ou après la banque, ils rangent leurs voitures dans des files de plusieurs kilomètres, pour une goutte d’essence qui souvent finit par s’arracher à la force des armes. Je lui ai montré les images, elle s’est frottée les yeux en croyant rêver. Le supermarché, la pharmacie, le lait pour les enfants, tout cela, inutile même d’en parler, puisque ça n’existe même plus pour eux et que le restant des stocks est financé avec ce même argent, le leur, prêté à leur insu aux dirigeants qui ont tout raflé.

Dans la même rubrique

« J’irai faire Tfeh ! sur vos tombes »

Au Liban, Charlotte, quand ces gens rentrent chez eux après ces journées de batailles pour rien (à part ce qui leur est dû), ces gens sont plongés dans l’obscurité et la chaleur absolues. Tout cela parce que même l’électricité, « même ça ? », nos dirigeants ont réussi à en raser les caisses, si bien que le Liban et les gens se retrouvent aujourd’hui dans le noir, au propre comme au figuré. Ces mêmes dirigeants, oui, c’est bien eux, qui étaient aux manettes de la guerre civile, des guerres d’après, de celles qu’ils tentent de provoquer aujourd’hui et, j’ai failli oublier, l’explosion au port. « Et ils sont toujours là, c’est ce que je ne comprends pas… ». Absolument. Je ne comprends pas non plus, mais ils sont plus tenaces et déterminés que jamais, à tel point qu’ils viendront arracher de chez lui quiconque ose poster un tweet qui les contrarie. « Donc ils vous ont volés et tués, et ils continuent de le faire jusqu’à ce jour. En fait, c’est simple, le Liban a les pires dirigeants du monde. »

Et sans s’en rendre compte, mieux que moi et en si peu de mots, Charlotte venait de résumer le Liban d’aujourd’hui. En oubliant une chose sans doute : que ces pires dirigeants du monde gouvernent l’un des peuples les plus admirables qui soient.

Chaque semaine, « L’Orient-Le Jour » vous raconte une histoire dont le point de départ est une photo. C’est un peu cela, une photo-roman : à partir de l’image d’un photographe, on imagine un minipan de roman, un conte... de fées ou de sorcières, c’est selon...

Articles Liés

  • Comment obtenir des masques N95 gratuits du gouvernement américain

    Comment obtenir des masques N95 gratuits du gouvernement américain

    GO

  • Codeco du 3 décembre 2021: les nouvelles mesures ciblent l’école, le masque, les événements, mais pas l’horeca

    Codeco du 3 décembre 2021: les nouvelles mesures ciblent l’école, le masque, les événements, mais pas l’horeca

    GO

  • Coup de soleil : comment rattraper les dégâts ? - Madmoizelle

    Coup de soleil : comment rattraper les dégâts ? - Madmoizelle

    GO

  • Coaching beauté : puis-je mettre de l’huile si j’ai une peau grasse ?

    Coaching beauté : puis-je mettre de l’huile si j’ai une peau grasse ?

    GO