14,5 % des femmes et 6,4 % des hommes en France, soit environ 5,5 millions de personnes, auraient été confrontés avant l’âge de 18 ans à des violences sexuelles. Telles sont les données effrayantes d’une enquête menée par l’Inserm pour le compte de la Ciase, la Commission indépendante sur les abus sexuels dans l’Église catholique. Retour sur la genèse et la mise en œuvre de ce travail singulier à plus d’un titre.
Un article à retrouver dans le n°52 du magazine de l’Inserm
Onde de choc, séisme, déflagration… C’est en ces termes que les médias ont accueilli la parution, le 5 octobre dernier, du rapport de la Commission indépendante sur les abus sexuels dans l’Église (Ciase). Fruit de 32 mois de travail et long de près 2 500 pages, ce document a secoué en profondeur la société française et l’institution catholique. Il dénonce en effet un phénomène massif de violences sexuelles au sein de l’Église, révélant les manquements d’une institution qui a sacrifié la protection des victimes pour préserver son image et sa cohésion. Pour parvenir à ces conclusions, la Ciase s’est appuyée sur plusieurs études qu’elle a elle-même commissionnées – notamment une enquête sociodémographique réalisée par l’Inserm sous la houlette de Nathalie Bajos1, directrice de recherche Inserm et directrice d’études à l’École des hautes études en sciences sociales (EHESS). « Ce travail consistait à caractériser la population de victimes abusées sexuellement par un membre de l’Église catholique depuis 1950, et à étudier les logiques sociales et institutionnelles qui ont permis la survenue de tels abus », explique la chercheuse, spécialiste des questions de genre et de sexualité.
Pour réaliser cette enquête, Nathalie Bajos s’est entourée d’une équipe composée d’Axelle Valendru1, experte démographe, et de deux chercheurs en sociologie, Julie Ancian1 et Josselin Tricou2. Ensemble, ils ont mis au point un questionnaire destiné à caractériser le profil des victimes d’abus sexuels qui ont répondu à l’appel à témoignages lancé par la Ciase entre juin 2019 et janvier 2020. Au total, 1 628 questionnaires ont été complétés. Afin d’analyser finement les liens entre ces victimes et leurs agresseurs, les circonstances de survenue des violences ou encore les réactions des personnes informées de ces abus, 69 entretiens sociologiques ont ensuite été réalisés. « Les données recueillies, croisées avec celles obtenues par l’analyse des questionnaires, ont permis d’identifier six types de configurations sociales qui favorisent la survenue de violences sexuelles sur des mineurs au sein de l’Église », rapporte Josselin Tricou. L’étude des questionnaires a également révélé que les personnes qui ont répondu à l’appel à témoignage présentaient souvent un profil social spécifique. « Ce sont majoritairement des hommes assez âgés, qui appartiennent à des catégories sociales plutôt favorisées et qui restent assez proches de l’Église », précise Josselin Tricou. Ils ne peuvent donc pas être considérés comme représentatifs de l’ensemble des personnes agressées en France. L’équipe de chercheurs a alors mené une nouvelle enquête, en population générale cette fois, pour estimer la prévalence des violences sexuelles perpétrées sur des mineurs. « Son originalité était d’estimer cette prévalence au sein de l’Église catholique et de la comparer à celle des violences sexuelles commises dans d’autres sphères de socialisation, comme la famille, l’école ou encore les centres aérés, explique Nathalie Bajos. Cette enquête sociologique a été réalisée avec l’aide d’un institut de sondage. Ce protocole, qui ne correspond pas aux standards habituels des enquêtes scientifiques, occasionne bien sûr des biais de recrutement ; mais pour les limiter, les panelistes, sélectionnés selon la méthode des quotas, ont été tirés au sort de façon semi-aléatoire », précise la sociologue-démographe. Finalement, c’est un échantillon de 28 010 personnes âgées de plus de 18 ans, représentatif de la population générale, qui a été interrogé en ligne entre le 25 novembre 2020 et le 28 janvier 2021.
Les résultats obtenus sont cohérents avec ceux de la dernière enquête menée sur le sujet par Santé Publique France, dans le Baromètre santé 2016. Et ils sont choquants. Rapportées à l’ensemble de la population française majeure, les données suggèrent que les violences sexuelles perpétrées contre une personne mineure concernent 14,5 % des femmes et 6,4 % des hommes en France, soit environ 5,5 millions de personnes majeures. L’enquête confirme que tous les milieux sociaux sont touchés, et que la très grande majorité des abus – 95 % – sont commis par des hommes. « La domination masculine sur notre société est un facteur clé dans la survenue d’agressions sexuelles », déclare Nathalie Bajos. Par ailleurs, le cadre dans lequel se produisent le plus de violences sexuelles est, de loin, la famille, mais l’Église catholique vient ensuite. Ainsi environ 216 000 personnes ont été abusées avant leur majorité par des membres de l’Église. À noter que, à la différence des autres sphères de socialisation, les abus commis au sein de l’Église touchent particulièrement les garçons, pubères et pré-pubères. « C’est probablement un effet d’opportunité lié à un plus grand accès des membres du clergé aux garçons de cet âge, comme les enfants de chœur, par rapport aux filles en général », avance la sociologue. Intensément relayés par les médias, ces chiffres ont eu l’effet d’un électrochoc sur la société française en général et la communauté catholique en particulier. « Cette enquête, et plus généralement le travail de la Ciase qui montre le caractère systémique des violences sexuelles au sein de l’Église, invitent l’institution catholique à entreprendre des réformes de fond pour éviter que de tels abus ne se répètent », estime la sociologue.
Un premier pas a déjà été fait. La Conférence des évêques de France et la Conférence des religieux et religieuses de France qui ont mandaté la Ciase pour réaliser ce rapport en ont en effet accepté les conclusions et ont exprimé leur « détermination à mettre en œuvre les orientations et les décisions nécessaires afin qu’un tel scandale ne puisse se reproduire ». La communauté catholique a aussi réagi. Par exemple, un collectif d’une dizaine d’associations chrétiennes s’est constitué pour participer à la mobilisation contre les violences sexistes et sexuelles le 20 novembre dernier. Une première ! « Il est rare qu’une enquête sociologique ait autant d’impact en si peu de temps », confie Josselin Tricou. Une nouvelle preuve que les sciences humaines et sociales, parfois dénigrées, peuvent contribuer à transformer la société.
La Commission indépendante sur les abus sexuels dans l’Église, la Ciase, est née en novembre 2018 de la volonté de la Conférence des évêques de France et de la Conférence des religieux et religieuses de France de faire la lumière sur les faits d’abus sexuels sur mineurs dans l’Église catholique de 1950 à nos jours. Présidée par Jean-Marc Sauvé, vice-président honoraire du Conseil d’État, cette commission est composée de 22 personnes expertes dans différents domaines : sociologie, histoire, droit, théologie, anthropologie, psychiatrie… Ensemble, elles ont travaillé, en toute indépendance, à établir les faits et à émettre des propositions pour prévenir la répétition de tels drames.
Notes : 1 : unité Inserm 997/CNRS/Université Sorbonne Paris Nord, EHESS, Institut de recherche interdisciplinaire sur les enjeux sociaux (IRIS), Aubervilliers2 : Institut de sciences sociales des religions (ISSR), Université de Lausanne, Suisse
Eudémonisme : tout savoir sur cette philosophie du bonheur
GO
Comment Danielle Collins est redevenue championne malgré l'endométriose
GO
Effets de l’huile de palme sur la santé : quels dangers ?
GO
Obligation vaccinale à Lourdes : l'employée d'un centre de dialyse déboutée
GO