Ce que j'ai appris en allant faire tester mon sperme

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Sur la ligne mauve, ma rame est remplie de têtes du mardi, certaines penchées sur leur téléphone, d'autres regardant par la fenêtre alors que les gratte-ciel de Chicago se rapprochent. Moi, si j'ai pris place dans ce train surélevé, c'est pour me masturber.

Non, pas pour le faire tout de suite et risquer la garde à vue. J'ai rendez-vous au département d'andrologie, au huitième étage d'un immeuble du centre-ville.

Peut-être ne savez-vous pas ce qu'est l'andrologie. C'était d'ailleurs mon cas avant cette virée en train. Et mon traitement de texte part du principe que j'ai fait une faute d'orthographe. Mais l'andrologie est bien vivante. C'est un dérivé de l'urologie. L'andrologue est la personne chargée de l'aspect masculin des problèmes de fertilité. Aujourd'hui, dans mon agenda, j'ai réservé un créneau pour une «analyse de sperme».

Monsieur Enkoff, le professeur chargé des cours d'éducation sexuelle lorsque j'avais une douzaine d'années, ne nous avait jamais parlé d'analyse du sperme. Pour lui, l'évaluation coulait de source: notre sperme était une arme puissante, capable de mettre automatiquement n'importe quelle femme enceinte. En ayant des rapports sexuels, comme tous ses livres et vidéos le rabâchaient, on gâchait sa vie car il allait falloir s'occuper de celle d'un autre.

Soit un bon gros mensonge. À ce stade de ma vie, j'ai 34 ans et nous avons tout tenté avec ma femme pour fonder une famille. Nous faisons l'amour. Elle fait pipi sur des bouts de plastique. Quand des smileys clignotants surgissent, nous augmentons la fréquence de nos rapports. Nous prenons des dizaines de vitamines. Le sexe n'est plus un voyage magique vers l'orgasme. C'est un boulot. Et nous n'arrivons même pas à en tirer un salaire.

Nous sommes loin d'être les seuls à louper notre cible. L'infertilité touche jusqu'à 15 % des couples dans le monde, selon l'Organisation mondiale de la santé. Je n'en finis plus de me perdre dans un dédale d'articles aux titres plus apocalyptiques les uns que les autres sur la chute du nombre de spermatozoïdes et la fin de l'espèce humaine, ce qui aggrave une charge d'anxiété déjà bien lourde dans mon cerveau: et si nous ne pouvions vraiment pas avoir d'enfants? Jusque-là, je n'y avais pas vraiment pensé. Pour moi, il en avait toujours été d'un point de progression naturel dans la vie. Et puis voilà que, soudain, peut-être que pas.

Dieu, la réceptionniste et moi

Des amis nous ont annoncé qu'ils «priaient pour nous». Voilà un truc que font les gens pour se réconforter: confrontés à de dures réalités, ils songent au plan de Dieu. Eh bien, s'il y a un Dieu là-haut, il ou elle a prévu de me faire passer un peu de temps seul au 600 North Lake Shore Drive.

«J'ai un rendez-vous à 12h30», dis-je à la réceptionniste affublée d'un anneau dans le nez. «Je suis un peu en avance.»

Cette femme doit passer cinq jours par semaine dans ce bureau sans fenêtre et sourire poliment aux hommes qui se succèdent pour faire compter leurs spermatozoïdes, les congeler, les tester pour des maladies, ou tout ce qu'il y a de médicalement envisageable avec ce liquide visqueux.

Elle me conduit à la Chambre, située à environ deux mètres de son bureau. La pièce ressemble à un studio sans âme, sans lit. Un ventilateur ronronne pour offrir une couche de bruit blanc. Il y a un évier, une télévision de 1983, une chaise et un arsenal d'anciens numéros des magazines Penthouse, Hustler et Playboy. Ils ont l'air usés par le temps, comme si le frère aîné d'un pote les avait transmis au frère cadet d'un autre pote, puis à un troisième, qui vous les avait enfin refilés.

Ce que j'ai appris en allant faire tester mon sperme

La réceptionniste me tend un gobelet. «Quand vous aurez terminé, dit-elle, vous devrez remplir ce formulaire et placer le gobelet dans ce réceptacle».

Il est temps de s'y mettre. J'ai besoin d'assistance. J'oublie d'office les magazines. Ils sont passés entre les mains d'un million d'hommes et je suis tout à fait fier d'être mysophobe.

Je préfère m'en remettre à mon téléphone. Après tout, le web a été inventé pour héberger du porno et je suis sûr d'être à quelques clics d'images –fixes ou mobiles– capables de me téléporter de la Chambre jusqu'au monde érotique des fantasmes sans fin. Mais l'ère de l'information me laisse en rade: le réseau d'AT&T n'est pas conçu pour envoyer un signal à travers les murs de ce bâtiment.

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J'en viens donc à chercher du wifi, mais la seule affichette que je trouve est une liste de consignes: «ne pas utiliser de crème», «se nettoyer après avoir terminé» et autres instructions que le monde médical a à nous donner sur la bonne façon de se masturber. Est-ce que je dois ouvrir la porte pour demander le code du wifi? Ça serait bizarre, non? Oui. Totalement.

Viser le gobelet, ça ne me fait pas peur

Je me tourne donc vers un lecteur DVD et une pile de quatre boîtiers. Des disques gravés avec des titres indiqués au marqueur. Je me souviens de mes 12 ans et de Cameron Cooper qui m'avait passé une VHS avec «The Show» marqué au Sharpie. À la même époque où monsieur Enkoff nous passait des vidéos éducatives sur les parties du corps, Cam avait déniché des séquences montrant ces mêmes parties en action. Vingt-deux ans plus tard, je regarde toujours des films pour adultes piratés. Le temps ne passe pas, quoi qu'on vous dise.

Je jette mon dévolu sur Torride chantier. La réceptionniste n'est qu'à quelques mètres derrière la porte et j'ai peur que le film ne s'ouvre par la déferlante de gémissements constituant les dialogues de ce genre de classiques. Heureusement, quelqu'un –un ancien patient ou peut-être la réceptionniste elle-même– a mis le volume à zéro. Le titre du film est parfaitement choisi. Me voilà donc sur un chantier de construction de 1987 avec une magnifique femme blonde parmi les ouvriers. Lorsque vous construisez une maison, il vous faut bien des pauses. Et quelle façon plus naturelle d'en profiter qu'en faisant du sexe dans de multiples positions dans la remorque d'un pick-up gris métallisé?

«Visez directement le gobelet», indique l'affichette. Je pense à l'adage «On rate à tous les coups ceux qu'on n'ose pas». Mais quid d'un coup osé ET raté? Et si la pression de la performance m'empêchait de réussir quoi que ce soit? Je ne veux pas revenir ici. De toute ma vie, je ne me suis jamais concentré aussi fort. Le coup est gagnant.

S'il est possible de laisser son gobelet dans un tiroir, le service d'andrologie n'a pas rendu anonyme la clôture de cette visite. J'ouvre alors la porte pour retrouver la réceptionniste.

«C'est tout bon», dis-je en comprenant immédiatement qu'il y a des mots qu'il vaut mieux ne pas prononcer.

La facture s'élève à 255 dollars [environ 225 euros, ndlr]. En lui tendant ma carte, j'ai envie de lui dire que cette étape devrait plutôt arriver au début. Qu'une analyse de sperme se passerait mieux en version prépayée. Je ne voulais pas toucher aux magazines, alors je ne vois vraiment pas pourquoi elle aurait envie de s'occuper de ma carte bleue maintenant.

Le contact n'est qu'une partie de l'étrangeté de la transaction. Il y a aussi le temps qui s'étire dans un silence plombant tandis que mon paiement serpente le système financier pour enfin être approuvé.

Moins à plaindre que ma femme

Un hilarant malaise qui sera bientôt recouvert d'une bâche d'angoisse. Je rentrerai chez moi. Nous rigolerons avec ma femme de ma matinée, mais nous continuerons à être obsédés par la question pesant sur chaque couple embarqué dans un tel processus: à qui la faute? Un diagnostic d'infertilité génère un très injuste secret de Polichinelle et l'on a l'impression de devoir mutuellement se reprocher notre absence de bébé, comme on peut se bouffer le nez sur des courses oubliées.

C'est ma femme qui porte la partie la plus lourde du fardeau. Elle n'arrête pas de faire des prises de sang pour évaluer les niveaux d'hormones. Elle va à l'acupuncture. Elle écoute un médecin en nœud papillon lui dire que même si elle finit par tomber enceinte, ce sera une «grossesse gériatrique». En attendant, c'est la journée la plus facile que j'ai connue depuis longtemps. Je ne suis pas allé au boulot. À la place, j'ai juste fait ce à quoi je suis plutôt doué depuis que j'ai 12 ans, et cela m'a pris environ cinq minutes.

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Si le moi de 34 ans pouvait parler au moi de 37 ans, je pourrais avoir un aperçu de notre voyage à venir. Le «voyage», c'est le terme qu'emploient beaucoup de spécialistes de la fertilité pour parler du processus. On dirait un truc amusant, une virée introspective en Californie, un périple à la Kerouac pour tout laisser derrière soi. Mon moi le plus sage me dirait:

Ton sperme va bien. Vous allez subir trois IIU (inséminations intra-utérines), soit une sorte de jeu de fléchettes où une infirmière tire ton sperme à l'aide d'une baguette et essaie d'atteindre le centre de la cible de ta femme. Elles sont vouées à l'échec. Lancer des fléchettes est difficile. Vous déciderez qu'il est temps de recourir à la FIV –la fécondation in vitro– et vous opterez pour le Saint Graal de la procréation, une clinique située au sud de Denver qui a aidé plus de 50.000 bébés à devenir des miracles de laboratoire. Vous passerez du temps avec le directeur de la clinique, qui pourrait se débarrasser de son titre de docteur et tout simplement se présenter comme «l'homme qui murmurait à l'oreille des vagins». Vous ferez quatre cycles de FIV et tu retrouveras une nouvelle Chambre dans la clinique du Colorado. Tu seras nettement plus impressionné par leur DVDthèque. À la maison, votre cuisine ressemblera à une pharmacie, bourrée de boîtes de Menopur, Cetrotide, Gonal, et une foule d'autres médicaments conçus pour vaincre la diminution de la réserve ovarienne –ce qui est marqué dans le dossier médical de ma femme. Elle se fera des piqûres avec des seringues énormes deux fois par jour. Tu essayeras de lui en faire certaines et tu tomberas dans les pommes. Ce qui te rappellera qu'elle est un être humain exponentiellement plus fort que tu ne le seras jamais. Certains soirs, vous rirez tous les deux de l'absurdité de tout cela. D'autres, vous vous parlerez d'amies qui sont tombées enceintes et tu ressentiras une pointe de jalousie. Et d'autres soirs encore, tu pleureras, tu stresseras, tu auras l'impression d'être la dernière des merdes et tu voudras arrêter de claquer des milliers de dollars pour tout ce bordel.

Et puis un jour du printemps 2021, au beau milieu d'une pandémie et d'un monde qui s'écroule, ça marchera pour de vrai.

Mais pour l'instant, il n'y a que moi. La seule personne à qui je peux parler est la réceptionniste. Je souris. Pas elle. Je ne peux pas lui en vouloir. Je me demande combien d'autres épisodes de Torride chantier sont devenus des classiques du cinéma. Je me demande si monsieur Enkoff enseigne toujours au collège de Northside. Si oui, j'aurais quelques ajouts à faire au programme.

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