Pertes de mémoire : une mince ligne entre le « normal » et l’« anormal » ?

L’auteur est gériatre, épidémiologiste et chercheur au Centre hospitalier de l’Université de Montréal. Il est aussi l’un des cofondateurs et l’expert médical de l’entreprise Eugeria, qui s’est donné pour mission d’améliorer le quotidien des personnes atteintes de la maladie d’Alzheimer.

Une patiente, inquiète de souffrir d’une démence, se présente pour une évaluation de sa mémoire. Après une évaluation exhaustive de ses fonctions cognitives, trois possibilités diagnostiques s’offrent au gériatre : un vieillissement normal, un trouble neurocognitif mineur ou un trouble neurocognitif majeur (qu’on appelle communément une démence). L’évaluation révèle des difficultés mnésiques nouvelles et importantes : un voyage récent oublié, plusieurs comptes impayés. Un diagnostic de démence attribuable à la maladie d’Alzheimer tombe. Mais la patiente rétorque avec beaucoup de répartie : « Vous dites que j’ai la maladie d’Alzheimer, mais je n’oublie pas plus que mes amis de mon âge. La mémoire est une faculté qui oublie. C’est normal d’oublier, non ? »

« Est-ce normal ? » est une question qui m’embarrasse beaucoup, comme gériatre. La réponse attendue est un oui ou un non bien franc, mais la réponse complète, celle que je voudrais donner, est « ça dépend ». Quels sont les fondements de la normalité ? Et quelles en sont les limites ? Même si le diagnostic semble très tranché, la vérité, elle, est plus complexe.

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Au-delà de l’aspect philosophique, « est-ce normal ? » est une question pratique, car la distinction entre la normalité et l’anormalité a des répercussions à l’échelle personnelle (comment on se perçoit), médicale (ce qu’on diagnostique et traite comme des maladies) et sociétale (ce dont on se soucie, ce qu’on accepte ou ignore). Au moins quatre éléments peuvent nous éclairer : l’impact fonctionnel des changements cognitifs, les statistiques, l’existence d’un traitement médical et la construction sociale.

L’impact fonctionnel

À l’heure actuelle, un diagnostic de trouble neurocognitif majeur (donc de démence) requiert que l’autonomie des activités d’une personne soit diminuée. C’est le cas, par exemple, lorsqu’un patient perd la capacité de travailler, de conduire ou de gérer ses comptes.

Il faut comprendre que c’est par la conséquence des changements cognitifs qu’on détermine la présence d’un trouble neurocognitif « majeur ». Si les changements ne nuisent pas à l’autonomie, on parle de trouble neurocognitif « mineur ».

Cette façon de distinguer ce qui constitue une maladie (une manifestation anormale) par ses incidences est inhabituelle, mais ce n’est pas l’apanage des troubles cognitifs. On l’utilise aussi en psychiatrie, si on pense à la dépression ou au trouble d’anxiété généralisé, par exemple.

Il y a une sagesse dans l’idée d’attendre l’impact fonctionnel avant de conclure qu’un phénomène est pathologique. Pour paraphraser une expression anglophone, si ce n’est pas brisé, pourquoi réparer ? Ce n’est toutefois pas la norme : la plupart du temps en médecine, on répare avant d’attendre le bris. On n’attend pas l’essoufflement incapacitant pour diagnostiquer une pneumonie, ou l’obstruction avant de diagnostiquer un cancer du côlon.

Les statistiques

Les données sont un puissant outil pour distinguer le normal de l’anormal, puisque la différence entre le vieillissement normal et le trouble cognitif mineur repose sur la présence d’un déclin cognitif important par rapport à ce qui est attendu pour une personne.

C’est alors que les statistiques entrent en jeu : si la mémoire d’une personne dévie de la moyenne de ses pairs selon l’âge, le sexe et l’éducation, on parlera d’un trouble neurocognitif mineur plutôt que d’un vieillissement normal.

Or, malgré l’aura d’objectivité qu’elle confère, la perspective statistique de la normalité n’est pas sans faille. D’abord, parce qu’il y aura toujours des personnes dont les caractéristiques dévient de la moyenne, sans qu’elles soient pour autant « anormales ». Ensuite, parce qu’il n’est pas évident de choisir le groupe référence auquel comparer l’individu. Une personne hautement performante restera dans la norme longtemps malgré un déclin si on la compare à la moyenne d’un groupe de gens moins performants. Dans une telle situation, il vaut peut-être mieux comparer la personne à elle-même plutôt qu’à un groupe arbitraire.

Finalement, même si l’on sait qu’environ le tiers des personnes de 85 ans et plus ont un trouble neurocognitif et que près de la moitié d’entre nous serons atteints d’un cancer durant notre vie, cela ne rend pas les troubles cognitifs et les cancers « normaux » pour autant.

L’existence d’un traitement médical

La pratique de la médecine implique d’entreprendre des actions pour améliorer la santé des patients. Ce qui stimule les médecins (et intéresse l’industrie pharmaceutique), ce sont les affections pour lesquelles il existe un traitement. Bien sûr, l’existence d’un traitement est étroitement liée à des considérations sociales. On ne découvrira des traitements que pour les « maladies » auxquelles on s’intéresse. Et une fois un traitement trouvé pour une affection, diagnostiquer celle-ci et proposer un traitement lui confère d’emblée un statut de maladie, donc d’état anormal. L’existence d’un traitement est ce qui explique pourquoi un pneumologue n’attendra pas l’essoufflement incapacitant pour ordonner la prise d’antibiotiques contre la pneumonie d’origine bactérienne, ou pourquoi un chirurgien n’attendra pas l’obstruction pour retirer une masse cancéreuse au côlon. S’il existe une intervention efficace pour un état de santé particulier, nul besoin de se fier aux conséquences pour déterminer la normalité de cet état.

Concernant les troubles cognitifs, certains médicaments peuvent réduire le déclin lorsqu’ils sont prescrits au stade du trouble neurocognitif majeur. Toutefois, il n’y a encore aucun traitement approuvé au Canada contre le trouble neurocognitif mineur. Comme gériatre, même s’il est parfois évident qu’une personne est touchée au-delà de la « normale », il m’est impossible de lui proposer un médicament à ce stade où il n’y a pas d’impact fonctionnel. Attendre avant de considérer la personne comme « malade » a alors du sens, malgré l’écart statistique et le processus pathologique déjà présent.

La construction sociale

Même si cela peut sembler surprenant, ce que la médecine considère comme normal ou anormal dépend aussi du regard que la société porte sur une affection particulière et de l’état des connaissances.

À l’époque des grands-parents de nos grands-parents, personne n’avait la « maladie d’Alzheimer »… parce qu’on ne l’avait pas décrite. Souffrir d’une démence en vieillissant faisait partie des problèmes qu’on ne qualifiait alors pas de maladies, mais plutôt de fatalités « normales » dont on devait s’accommoder. Aujourd’hui, un gériatre ou un neurologue peuvent poser un diagnostic d’alzheimer avec une bonne certitude : la maladie est reconnue avec ses symptômes, ses signes et ses critères diagnostiques. Mais la limite entre ce que la société considère comme normal ou pathologique est parfois bien plus floue. Par exemple, il n’est pas rare que des personnes âgées dépriment, parce qu’elles s’ennuient, regrettent le temps passé ou perdent des amis. Une déprime passagère n’est absolument pas une dépression, et rien ne prouve scientifiquement que ce soit une maladie. Pourtant, sous la pression des entreprises pharmaceutiques, des médecins sont aujourd’hui tentés de soigner cette déprime avec des antidépresseurs, et des patients réclament ces médicaments. C’est l’époque qui veut ça ! Il en va de même quand on parle de déclin cognitif lié à l’âge : ce que le médecin et le patient considèrent comme normal ou pathologique dépend de ce que la société dans son ensemble a tendance à trouver « normal ». Diriez-vous, par exemple, que de ramer sur des mots croisés difficiles quand on a 90 ans, c’est normal ? Il y aura toujours une dimension sociale à ce que l’on juge être une maladie.

Alors, est-ce normal d’oublier ? Est-ce une maladie ?

Pour bien répondre à cette question et à la patiente, il faudrait dire « oui et non », et « ça dépend ». Puisque le temps manque parfois pour les nuances, je fais souvent allusion à ces perspectives fonctionnelle, statistique, thérapeutique et sociale, au fil des rencontres avec mes patients et leurs proches. S’il y a un impact fonctionnel, si on se base sur une définition statistique, si on peut offrir un traitement, et si la société et le corps médical le perçoivent ainsi, oublier autant, c’est une « maladie ».

Reste que la ligne qui sépare la normalité de l’anormalité est à la fois fine et mouvante. Les multiples perspectives forcent la gériatrie à beaucoup de réflexions. La ligne mouvante, c’est le signe que la science progresse et qu’il y a encore bien des choses à découvrir.

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